« Dimanche de l'Oculi.
La pluie a pénétré nos habits, le gel a durci le lourd tissu de nos coules, figé nos barbes, raidi nos membres. La boue a maculé nos mains, nos pieds et nos visages, le vent nous a recouverts de sable. Le mouvement de la marche ne balance plus les plis glacés sur nos corps décharnés. Emportés dans le crépuscule blafard d'un hiver de mistral, précédés de nos ombres démesurées, nous apparaissons tels trois saints de pierre. Nous marchons depuis des semaines. Par la vallée du RhÎne nous atteignons Avignon, puis Notre-Dame-de-Florielle dans le diocÚse de Fréjus, sur les terres de mon cousin Raymond Bérenger, comte de Barcelone. En ce cinq mars 1161, trentiÚme année de mon arrivée à Cßteaux, je suis chargé à nouveau de construire un monastÚre, j'en ai reçu l'ordre de notre abbé. »
Jâai Ă©tĂ© happĂ©e par ces phrases, qui entament Les pierres sauvages, de lâarchitecte Fernand Pouillon.
Ce rĂ©cit viscĂ©ral de la construction de l'abbaye du Thoronet, chef-dâĆuvre cistercien, prend la forme dâun journal de chantier. Guillaume, moine bĂątisseur, y raconte en dĂ©tail neuf mois dâefforts acharnĂ©s dâun groupe de moines et de convers pour transformer la nature (la pierre, lâargile, lâeau, les arbres, le vent) en architecture. Par la force de leurs bras et de leur foi, ces hommes arrachent la matiĂšre rĂ©tive au sol pour la projeter dans lâespace.
« PenchĂ©s sur les dessins, nous suivons les tracĂ©s sur le plan d'ensemble. Le plan est la projection des volumes, l'Ćil se dĂ©place rapidement, parcourt, suit, puis poursuit l'image fuyante, la domine un instant. La forme passe au- dessous de nos tĂȘtes, s'absorbe dans le nĂ©ant provisoire. Car tout ce qui n'est plus vision directe disparaĂźt, laisse seulement dans la mĂ©moire l'empreinte qui devient floue puis s'efface. Dans cette galerie du cloĂźtre l'Ćil observe un nouveau sujet : il est lĂ , au-dessus, Ă droite... marchons, ne ralentissons pas... constatons que le mouvement pivotant de nos tĂȘtes immobilise le volume ou le fait tourner plus lentement comme sur la sellette d'un sculpteur. Ainsi nous retenons, nous modulons, le dĂ©placement imposĂ© par la marche. Prenons Ă prĂ©sent, le pas du promeneur attentif, choisissons, arrĂȘtons-nous. »
Cet extrait me bouleverse. Fernand Pouillon dĂ©crit avec tellement de justesse la chorĂ©graphie entre la page du plan dâarchitecture et le regard, il saisit le mouvement de cette danse.
đ„ Les ressources
Les Pierres sauvages, de Fernand Pouillon (Ă©ditions du Seuil)
MĂ©moires d'un architecte, de Fernand Pouillon (Ă©ditions du Seuil), son journal (passionnant, il fait partie des grandes lectures de ma vie), dans lequel il revient sur son travail dâarchitecte, notamment en AlgĂ©rie.
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